Article de presse - La Croix, mercredi 11 août 2021

Millevaches, la liberté sur un plateau

Nul besoin de traverser la planète pour trouver des « confins », découvrir des terres isolées où la vie s’organise différemment. Le plateau de Millevaches, qui a su enrayer l’exode, s’est inventé un nouveau modèle rural, un nouvel élan collectif.

Comment on habite un territoire, comment ce territoire nous habite. Pourquoi on y reste, pourquoi on y vient, quand tant d’autres par le passé lui ont tourné le dos… Autant de considérations qui rythment notre progression sinueuse à travers la nature épanouie du plateau.

Millevaches, lieu enchanteur. Nom trompeur, aussi. Car si ce bout de terre compte bien des bovins, des limousines à la robe rousse, il doit son toponyme à sa profusion de sources. À moins qu’il ne faille se fier à une étymologie gallo-romaine suggérant un territoire élevé – près de 1000 m d’altitude – et vide.

Ici, ce n’est pas vraiment le bout du monde. On serait même plutôt au centre de la France. Mais on peut, sans croiser la moindre auto, rouler des kilomètres et des kilomètres parmi les sapins, les tourbières, les landes qui se couvrent de bruyère aux premiers assauts de l’automne.

Ces routes, Joëlle Laleu, 71 ans, les connaît par cœur. Longtemps médecin remplaçante, elle les a sillonnées au gré des urgences, de jour comme de nuit, été comme hiver, de 1996 à 2010. A l’époque, assure-t-elle, il y avait beaucoup plus de neige. Dans ma voiture, j’avais toujours un sac de cou­chage et des provisions, au cas où. Ma hantise, c’était le chevreuil qui déboule sous vos roues. »

Joëlle Laleu a longtemps été ins­tallée à Limoges, elle a même pra­tiqué la mésothérapie. « Mais j’en ai eu assez d’ourler les lèvres des patientes. Je suis bien mieux ici, en bottes et casquette », savoure-t-elle. Bottes et casquette.» Ou bien jupon brodé et coiffe creusoise… Marche après marche, Joëlle Laleu se hisse au grenier de cette bâtisse deux fois centenaire héritée des aïeux.

D’une armoire branlante, elle ex­tirpe la tenue qu’elle revêtait il y a une dizaine d’années pour dan­ser bourrées et mazurkas avec son groupe folklorique. De retour deux étages plus bas, elle sort de son étui la vielle gravée à ses initiales et fait résonner cet instrument auquel elle n’avait plus touché depuis la mort de son frère… Il y a longtemps, très longtemps, trahit la poussière entre les cordes. Mais si Joëlle Laleu est connue bien au-delà de Chatain, son hameau de huit habitants aux confins de Faux-la-Montagne, c’est que lui a été consacré en 2020 un documentaire intimiste dans lequel elle commente des extraits de vieux films tournés par son père en 8 mm puis en VHS. Un témoignage qui in­terroge les notions de souvenir, de trace, d’histoire familiale.

À l’origine de ce film. Télé Mille­vaches, l’une des toutes premières télés associatives. Dans son local, une simple maison de Faux-la- Montagne, pas de plateau pour les directs. C’est dehors, sur le pla­teau, le vrai, celui de Millevaches, que tout se passe. Que la demi-dou­zaine de permanents multiplie les sujets mis en ligne sur le site de la chaîne : reportages sur des agricul­teurs, des demandeurs d’asile ou sur l’avenir d’une ligne de TER…

« Télé Millevaches est née en 1986 pour mettre en valeur les ressources du territoire, souvent présenté, y compris par certains habitants, comme un lieu en perdition, retrace Franck Dessomme, administrateur de la chaîne. Au fil du temps, Télé Millevaches a contribué à renforcer l’attachement quasi insulaire des habitants au plateau. »

Cette télé, qui fonctionne en au­togestion, « sans le moindre rapport hiérarchique », offre une fenêtre sur le territoire. Mais pour Clara Guiomar, 44 ans, la rédaction a constitué une porte d’entrée : « Je suis arrivée ici il y a quatorze ans, par accident. Je venais d’effectuer un stage dans une télé locale dans l’Essonne. Amu­sée par ce nom qui faisait très cam­pagne, un collègue, sur le ton de la blague, m’a tendu une offre d’emploi de Télé Millevaches en me disant : “C’est pour toi !” J’ai appelé, proposé d’envoyer un CV et on m’a répondu : “On s’en fout des CV, on veut rencon­trer les gens !” Cela a été mon pre­mier choc. » Et le début d’une série de remises en question : « En voyant des gens de 20 ans construire leur maison, j’ai compris qu’avec un peu d’entraide, on pouvait apprendre à faire soi-même des tas de choses. Cela change le rapport à l’argent ! »

Après cinq ans à Télé Millevaches, Clara Guiomar pratique la santé humaniste, une thérapie alternative, et s’implique dans la création d’un lieu « qui accompagne la vie jusqu’à la fin ». « Ici, les liens se nouent sans protocole, on va rapidement à l’essentiel. Il y a peu de monde mais les relations sont très denses !», s’exclame, attablée sous un chêne, dans son jardin, celle qui est aussi première adjointe à la mairie de Gentioux.

À ses côtés, sa voisine et « presque sœur » : Émilie Lordemus, 42 ans, mêmes yeux clairs, même boulimie de projets. « En arrivant ici, ne voir que des gens tout blancs ne m’a pas fait marrer », raconte cette graphiste, qui a étudié à Marseille. « Mais si on perd en diversité absolue, on gagne en proximité avec chaque individu, avec des individus très différents », insiste-t-elle. D’ailleurs, les jours de marché, Émilie Lordemus met « vingt bonnes minutes » à parcourir les 200 mètres de la rue principale tant il y a de « salut » à rendre.

« Dans ce canton, pas le moindre panneau de 4 mètres sur 3, pas la moindre pub. Cela laisse du temps de cerveau disponible », reprend celle qui a beaucoup œuvré pour la création d’un centre social à Faux-la- Montagne, le Constance Social Club.

Cet air de liberté, ce rapport privilégié à la nature, cette recherche d’une autre vie, souvent plus engagée, du vert au noir, en passant par le rouge, c’est ce qui attire, toujours plus nombreux, les « néoruraux ». Un terme que récuse Émilie Lordemus. « Beaucoup viennent d’autres coins de campagne. Et puis, cette étiquette reste trop facilement accolée à des gens nés ici de parents venus d’ailleurs… »

Parmi les derniers arrivés, il y a Fanchon, qui cet après-midi tient bénévolement l’épicerie éphémère La Renouée, l’espace de vie sociale et de co-working de Gentioux. Cette Belge a fermé son école de couture pour venir, il y a un an, produire du fromage et habiter une roulotte, acheminée par poids lourd. « À Anvers, on me prenait pour une extraterrestre. Ici, je suis juste intégrée. »

Fanchon donne aussi un coup de main à sa fille et son beau-fils, qui viennent d’ouvrir un café au nom éloquent, La Colombe, face au monument aux morts. Un monument aux accents pacifistes, pointé par une statue figurant un enfant et barré de l’inscription « Maudite soit la guerre ».

Il y a aussi Isabelle Sibert, ex-infirmière qui vit à Gentioux avec son mari, ancien ingénieur qui a passé un CAP de boulangerie, et leurs quatre enfants, qui suivent ou ont suivi une instruction à domicile, « plus adaptée à leur rythme d’apprentissage ». Le couple a appris à cultiver des céréales et produit douze tonnes par an d’un pain bio au goût d’antan. « Un pain cuit avec du bois d’ici. Un aliment naturel, qui fait du bien. Un symbole de partage, qui crée du lien », souffle Isabelle en sortant sa dernière fournée, une journée de quatorze heures dans les pattes.

« À Gentioux, il n’y a quasiment plus de logement à vendre ni à louer. Signe que l’exode a été enrayé », sourit Benjamin Simons, fils d’un ancien maire et lui-même adjoint. Son équipe a été élue sur une promesse : unir dans une même dynamique anciens et nouveaux habitants.

Pur produit Erasmus passé par le Danemark et la Roumanie, ce guide conférencier est de retour au pays. À 31 ans, il se plaît à faire visiter Gentioux, son pont de Sénoueix, modeste vestige du XVIIe siècle habitué des cartes postales. « Enjambant un cours d’eau resté très pur, au milieu d’une lande de bruyère, il incarne, vante-t-il, un trait de caractère propre au plateau de Millevaches et à ses habitants : l’humilité. »

Denis PEIRON

Carte d’identité
A mi-chemin entre Limoges et Clermont-Ferrand, Millevaches se situe sur ce que certains ont appelé « la diagonale du vide », une diagonale faiblement peuplée qui traverse la France du nord-est au sud-ouest. Le plateau compte en moyenne sept habitants au kilomètre carré. Culminant à 977 mètres d’altitude, ce vaste plateau granitique forme les contreforts du Massif central. Il se situe sur trois départements : la Creuse, la Corrèze et la Haute-Vienne. Le plateau de Millevaches est depuis 2004 un parc naturel régional. Rens. : pnr-millevaches.fr
Avec une population on hausse depuis des années Faux-la-Montagne (Creuse), environ 400 habitants, incarne le renouveau de ce territoire. De taille similaire, sa voisine Gentioux connaît elle aussi un nombre d’arrivées supérieur à celui des départs.
Le site de Télé Millevaches permet de découvrir le plateau à travers le quotidien de ses habitants. Rens. : telemillevaches.net

Covid ou pas, vie perso et vie pro très intriquées
Sous l’effet du télétravail, conjugué à celui du couvre-feu, nombre de Français ont vu s’effacer brutalement la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle. Une frontière qui, pour beaucoup d’habitants du plateau de Millevaches, n’a jamais vraiment existé. « Comme les services sont au minimum à une demi-heure de route, on cherche à optimiser le moindre déplacement », témoigne Émilie Lordemus. « Si je me rends chez mon imprimeur, j’essaie d’effectuer toutes les démarches personnelles que je dois faire dans le coin. Quitte à laisser ensuite le travail déborder sur mes soirées, poursuit cette graphiste. Nos agendas s’organisent souvent davantage en fonction des contraintes géographiques que suivant la distinction pro-perso. »